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Habiter l'incertitude

Photo du rédacteur: Redha MoullaRedha Moulla

Le passage au nouvel an, cette année, est empreint d'une ambiance particulière. Une forme de conscience que nous entrons dans une nouvelle ère, façonnée essentiellement par le progrès technique, notamment par les avancées de l'intelligence artificielle. Et face aux bouleversements technologiques déjà en cours, et qui vont sans doute s'accentuer de plus en plus, le mot qui revient le plus souvent, y compris dans les voeux, c'est "incertitude". Cela peut aller de l'incertitude, très prosaïque, sur l'opportunité de se lancer dans un projet innovant au risque que la solution devienne obsolète dans quelques mois, parce qu'une nouvelle fonctionnalité de ChatGPT fera mieux et moins cher ; jusqu'à l'incertitude sur l'emploi, les compétences pertinentes dans lesquels on devrait investir aujourd'hui, dont on peut espérer qu'elles auront toujours la même valeur dans dix ans. Mais aussi une incertitude plus fondamentale, liée à notre capacité à contrôler le progrès technique, phénomène de plus en plus colossal, potentiellement déshumanisant.


Cette incertitude a quelque chose de tragicomique, car elle est engendrée par le progrès technologique, une technologie prédictive de surcroît, censée justement réduire l'incertitude ! De fait, toute l'histoire du progrès technique peut être vue comme une histoire de la réduction de l'incertitude : de la taille du silex pour mieux chasser le gibier jusqu'aux technologies de l'information qui visent à ordonner le monde - à réduire l'incertitude. L'intelligence artificielle, de par sa nature prédictive, est une forme d'achèvement de cette histoire, car elle promet d'éclairer le futur en contrôlant le monde et notre destin. Et c'est précisément l'incertitude qui surgit au bout de cette promesse !


Le pessimisme de l'intelligence et l'optimisme de la volonté


Tout le monde est donc convaincu que nous allons vers nouveau monde, mais personne ne sait exactement à quoi ressemblerait ce monde. Face à cela, on peut observer deux attitudes opposées. La première consiste à croire que la technologie va nous conduire à notre perte, qu'il n'y a obsolument rien à faire ; il faut donc attendre - avec l'espoir, un peu secret, pour certains de pousser un dernier cri de gloire "Je vous l'avais dit" avant de périr. L'autre attitude, optimiste, consiste à croire que le bonheur sur cette terre est proportionnel au progrès technique et que l'IA, comme achèvement de ce progrès technique, va résoudre tous les problèmes et nous garantir la grâce éternelle. Mais il y a également une troisième voie qui consiste, comme dirait Gramsci, à cultiver le pessimisme de l'intelligence et l'optimisme de la volonté.


Le pessimisme de l'intelligence, c'est de rejeter les promesses du solutionnisme : l'IA va éliminer la pauvreté sur terre, soigner toutes les maladies, inverser la vieillesse, etc. Non seulement parce qu'on sait que la technologie, en résolvant un problème, pose souvent d'autres, parfois encore plus complexes ; mais aussi parce qu'on peut même se demander si cette résolution radicale et définitive des problèmes, cette abolition du tragique finalement, à supposer qu'elle soit possible, si elle est vraiment désirable.


Le pessimisme de l'intelligence, c'est aussi d'oser reconnaître que nous n'avons pas vraiment le contrôle - du moins pas totalement - sûr le progrès technique et nous l'aurons encore moins sur le développement de l'intelligence artificielle. C'est un phénomène liquide, très mouvant, qui est difficile à fixer par la rigidité des institutions et des formes traditionnelles de gouvernance. L'IA va s'infiltrer à travers toutes les interstices de l'existence et utiliser la loi comme seul levier de contrôle reviendra bientôt à contrôler l'existence dans ses différentes manifestations - un totalitarisme. Par ailleurs, les formes mêmes traditionnelles d'opposition - discours révolutionnaires, collectivistes, etc. - semblent aujourd'hui relever davantage d'une attitude romantique que d'une démarche véritablement opérante. Elles cherchent finalement une solution stable et durable dans un monde intrinsèquement instable.


Le pessimisme de l'intelligence, c'est finalement de constater ce caractère intrinsèquement instable du monde.


Mais là où croît le danger, croît aussi ce qui sauve


Mais l'incertitude est également source d'espoir. D'abord, parce qu'elle donne naissance à de nouvelles opportunités - l'intelligence artificielle porte la promesse d'améliorer la santé, l'éducation, le bien-être, etc. etc. Mais, au-delà de ces considérations pratiques, il s'agit surtout de faire émerger une nouvelle conscience. Une conscience qui accepte cette tension née de l'incertitude plutôt que de chercher sa résolution définitive dans un autre état. Une conscience qui utilise ce nouveau terrain, miné par l'incertitude, pour faire émerger une nouvelle culture (une nouvelle praxis, dirait Gramsci). Une conscience que l'humain n'est pas que le produit de conditions matérielles déterminées ; il est ce noyau irréductible capable d'habiter toutes les formes et de créer du sens à partir de là. L'artificiel serait alors une invitation à habiter le monde d'une manière plus authentique.

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