Les développements récents de l'intelligence artificielle et son intégration progressive dans tous les aspects de notre vie quotidienne représentent une révolution technologique majeure et une opportunité indéniable pour la création de valeur ; mais elle pose également des questions fondamentales qui touchent à notre rapport même au monde. Les débats en cours sur les risques liées à l'intelligence artificielle sont très largement dominés par deux aspects : d'une part, les risques existentiels qui peuvent résulter des avancées de l'IA, notamment l'intelligence artificielle générale ; d'autre part, la question des biais algorithmiques. Ces deux questions sont tout à fait légitimes, à mon sens, et soulignent en filigrane les limites d'un mythe que l'on entend souvent à propos de l'intelligence artificielle : "ce n'est qu'un outil". Cela sous-entend évidemment qu'il s'agit d'un objet neutre, dont on contrôle parfaitement l'usage et les conséquences. En réalité, aucun technologie n'est vraiment neutre, et l'IA l'est encore moins que toute autre technologie. Je propose ici d'évoquer d'autres aspects, sans doute plus sournois mais qui me semblent essentiels dans la mesure où ils sont en rapport avec l'essence même de l'intelligence artificielle.
Vers une rationalité algorithmique ?
A mesure que les performances des modèles d'intelligence artificielle progressent, le déploiement d'applications et de solutions intelligentes sera de plus en plus massif et concernera tous les pans de l'existence humaine. Les décisions, les actions et, dans une certaine mesure, l'interprétation même du monde seront guidées par des algorithmes plutôt que par une délibération humaine traditionnelle. Cela introduit une nouvelle forme de rationalité, algorithmique.
Cette rationalité a des avantages pratiques indéniables. Elle permet notamment de prendre des décisions beaucoup plus informées par rapprt celles qui seraient issues de la rationalité humaine, nécessairement plus limitée. Cependant, cette rationalité algorithmique pose également un certain nombre de questions fondamentales sur notre façon d'approcher réalité. Il y a en premier lieu la question de notre rapport même au monde ; en particulier, le risque de développer une vision "data centrique" du monde, lequel est désormais considéré essentiellement comme un réservoir de données à collecter, à analyser et à exploiter par des algorithmes d'intelligence artificielle. Cette vision instrumentaliste du monde, où les interactions sont évaluées en fonction leur utilité, peut avoir un impact significatif sur l'expérience existentielle et le sens que l'on lui associe. Par ailleurs, la rationalité algorithmes peut aussi induire une vision réductionniste du monde, où des dimensions de l'existence qui ne sont pas facilement quantifiables peuvent être plus ou moins occultées en faveur d'aspects jugés plus utiles du point de vue de l'efficacité algorithmique - le signifiant est ainsi déterminé par les valeurs propres de matrices de covariance. Plus loin, cela pose des questions sur ce que signifie même "comprendre" - savoir si la compréhension est réductible à l'analyse des données.
Vers un nouvel horizon de significations
Les progrès récents dans l'intelligence artificielle générative facilitent la production de contenus - textes, images, vidéos... - dans des proportions qui étaient inenvisageables il y a quelques années encore. La production massive de tels contenus, de plus en plus réalistes, sur internet posent de nombreux défis. Au-delà de la question éthique évidente liée à ce que l'on appelle les "deep fakes", c'est notre perception même de la réalité qui peut être modifiée. En effet, avec la prolifération d'artefacts de plus en plus crédibles, mimant à la perfection certains traits humains, la frontière entre le virtuel et le réel tend à s'estomper. En introduisant une nouvelle catégorie d'êtres, entre les objets inertes et le vivant, ces artefacts définissent une nouvelle réalité - une forme de réalité augmentée - et un nouvel horizon de significations qui peuvent profondément changer notre perception et notre compréhension du monde. Se pose alors la question de la valeur ontologique et épistémologique de ces artefacts. Ont-ils une forme d'existence relationnelle et participent-ils de ce fait à la construction du sens ? Quelle est la valeur d'une interprétation du monde produite par un chatbot ? Voire la valeur d'une citation attribuée à tel grand auteur alors qu'elle n'a jamais réellement existé ?... Répondre à ces questions n'est pas être considéré comme un caprice intellectuel, mais comme un préalable pour bien habiter ce nouveau monde qui se profile devant nous.
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