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Photo du rédacteurRedha Moulla

L'intelligence artificielle n'est pas qu'un sujet technique

Ce qui interpelle en premier lieu dans le débat actuel sur l'impact et les risques liés à l'intelligence artificielle, au-delà des arguments avancés de part et d'autre, c'est le fait qu'il soit l'apanage exclusif d'experts techniques, n'hésitent pas d'ailleurs à mettre dans la balance tout le poids de leur expertise pour mettre en avant des arguments sur un sujet qui, au fond, n'est pas tout à fait technique. Il ne s'agit pas évidemment ici de dire que l'intelligence artificielle n'est pas un sujet technique ; il l'est, et d'une manière très complexe : le fonctionnement des modèles actuels de deep learning n'est pas du tout clair ; les directions à prendre pour atteindre la fameuse IA générale le sont encore moins et le déploiement même des technologies disponibles aujourd'hui n'est pas tout à fait maîtrisé. Mais l'intelligence artificielle n'est pas qu'un sujet technique ; elle s'inscrit dans un contexte historique, économique et social avec des préoccupations et des questions qui dépassent très largement la dimension technique. L'histoire de l'IA n'est pas celle du neurone artificiel que tous les experts connaissent dans les détails ; mais celle, plus profonde, du progrès technique et ses conséquences sur les humains et les sociétés - de l'automatisation des tâches mécaniques à celle des tâches cognitives et de la prise de décision. Et il est évident que cette histoire parle à chaque individu.


Par ailleurs, il y a chez les experts techniques un biais quasi-systématique qui consiste à voir le monde et l'interpréter selon les termes, les paradigmes et les schémas de pensée de leur spécialité. Tout problème, technique ou non, est formulé dans un cadre qui permet de le gérer selon les solutions et les outils disponibles dans le domaine en question. Ce qui implique souvent de le réduire pour maîtriser sa complexité et l'amputer des autres dimensions qui ne peuvent pas être gérées en suivant un schéma technique. C'est quelque chose que l'on peut observer même à petite échelle, celle d'un projet ordinaire ; on le fait même d'une manière quasi-systématique - mais inconsciente - à chaque fois que l'on conçoit une solution technique, notamment quand il s'agit de projets qui impliquent les données. Cela peut être dû à plusieurs raisons : certaines données ne sont pas disponibles, certaines variables ne sont pas quantifiables, certains cas ne rentrent pas dans le modèle et, de toute manière, les modèles mêmes sont biaisés, etc. Formuler une problématique du monde réel en des termes techniques n'est en réalité pas quelque chose d'anodin : c'est une transformation et une projection.


De l'autre côté, les profils non techniques se sentent souvent intimidés devant ce sujet éminemment technique qu'est l'intelligence artificielle, avec sa diversité d'approches et de modèles, son jargon et ses aspects mathématiques. Ils ne se sont pas légitimes dans ces conditions ; il est très risqué pour eux de prendre part au débat, surtout depuis que le mot "ultracrépidarianisme" a été lâché dans la nature (le mot lui-même est très intimidant, il faut bien l'avouer !). Désormais, les experts vous disent que l'intelligence artificielle c'est le salut qui va résoudre tous les problème de l'existence, allez-y sans frein. Qu'ils vous disent qu'elle est le diable, fuyez à l'autre bout du monde. En réalité, la barrière à l'entrée pour comprendre les principes sous-jacents aux modèles d'intelligence artificielle, y compris les plus sophistiqués, n'est pas si élevée que cela ; un investissement en temps assez raisonnable permet d'avoir les éléments nécessaires pour prendre part au débat (c'est quelque chose, en tout cas, que j'observe dans les formations que je dispense). Par ailleurs, quand il s'agit de penser l'intégration de l'intelligence artificielle dans la dimension humaine, les experts techniques ne sont pas nécessairement les mieux désignés pour en parler. Il suffit de demander à n'importe quel expert en IA de concevoir une interface utilisateur pour l'algorithme qu'il a brillamment conçu pour s'en rendre compte. Je ne parle même pas des enjeux à long terme, qui nécessitent beaucoup plus de recul et de hauteur de vue...


Il me semble donc impératif d'adopter une approche pluridisciplinaire, avec des profils techniques qui doivent s'ouvrir sur le monde et ses multiples dimensions, mais aussi des profils non techniques, qui ne doivent pas avoir peur de s'approprier les technologies liées à l'intelligence artificielle. Je sais que le mot même "pluridisciplinarité" est vidé de son sens puisqu'il est devenu une fin en soi à toute occasion et un impératif sur lequel on projette toutes les vertus. Mais je veux parler ici plus précisément du fait de regarder l'intelligence artificielle sous différents angles, non pas pour une quelconque richesse encyclopédique, mais pour la placer dans un contexte global et lui donner du sens. Je suis convaincu que l'IA a beaucoup de choses nous dire sur le monde, à commencer par l'intelligence humaine même ; mais ce n'est pas à l'IA et ses experts de dicter la direction à suivre ; il ne faut pas attendre de la technologie et des techniciens de définir les systèmes de valeurs.


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