Tout le monde a entendu parler de cette histoire d'écrivaine japonaise (Rie Kudan) qui a remporté un prix littéraire - l'équivalent du Prix Goncourt, paraît-il - en se faisant aider par ChatGPT ; celui-ci aurait écrit environ 5% du contenu et l'aurait inspirée en partie pour le reste. Au-delà des questions que cette affaire soulève sur le mérite, je trouve cette situation très paradigmatique de l'ère qui se profile devant nous, pas très loin ; elle nous invite peut-être à réfléchir sur la valeur même de l'œuvre. Après tout, les auteurs n'écrivent pas a priori pour remorter des prix, en premier lieu en tout cas, mais pour dire quelque chose. Alors qu'est-ce cela change fondamentalement du point de vue du lecteur que la contribution de ChatGPT soit de 0.01%, de 5%, de 50% ou même de 100% ?
Cette question n'a en réalité rien de nouveau. Il s'agit d'un vieux débat sur la place de l'auteur dans l'interprétation de l'oeuvre, qui était déjà là dans la critique littéraire du 19e siècle, notamment chez Sainte-Beuve. L'idée dominante alors - et qui est encore largement partagée aujourd'hui - est que la signification de l'œuvre est ancrée dans l'individualité de l'auteur. Il est évident, de ce point de vue, que la valeur d'une œuvre produite par ChatGPT est à peu près nulle, car celui- ci n'a quasiment aucune individualité - une légère subjectivité quand même liée aux données et au modèle, mais elle est très largement insuffisante pour produire une vision du monde, autrement dit, pour avoir quelque chose à dire. Les textes qu'il produit sont d'ailleurs très plats ; ils sont tout juste suffisants pour des rapports techniques, administratifs, etc.
Cela dit, ChatGPT peut quand même être orienté dans une direction et prolonger une vision du monde. Il est capable même de suggérer des pistes. Par ailleurs, il y a fort à parier que les prochains modèles seront beaucoup plus flexibles et personnaalisables ; ils auront donc une forme d'empreinte individuelle. Alors quelle est la valeur d'une œuvre produite intégralement ou en partie par ces modèles d'intelligence artificielle ? C'est tout le mérite de l'IA de nous poser ce genre de questions et de nous inviter à réfléchir et à nous déterminer sur des problèmes que l'on a tendance à oublier, voire à fuir.
En l'occurrence, nous avons déjà des éléments de réponse, notamment chez Barthes (La mort de l'auteur), qui considère que le point d'ancrage de la signification d'une œuvre n'est pas tant dans son auteur que dans le lecteur, qui l'interprète en fonction de sa subjective propre (d'autres comme Gadamer vont même étendre cette interprétation à travers les contextes historiques, culturels, etc.). Nous avons même en réalité des "cas pratiques". Je pense en particulier à "La vie devant soi" qui a remporté le Prix Goncourt sans que l'on sache, à l'époque, son véritable auteur. On voit ainsi l'auteur s'éclipser peu à peu derrière l'œuvre, pour occuper davantage une position de médium. Et, en tirant le raisonnement un peu plus loin, on peut même dire que c'est l'univers tout entier qui a conspiré pour composer une œuvre et faire émerger sa signification (une superposition de significations). Alors qu'un texte soit produit exclusivement par un humain, par ChatGPT ou une autre entité, cela n'a pas tellement d'importance finalement. Cette conception peut évidemment faire mal quand on a une tradition humaniste, quand on a été bercé par les grands mérites des humains (leur génie individuel, etc.). Mais elle ne fait que déplacer le mérite de la production vers l'interprétation. Celle-ci peut sembler à première vue comme une attitude passive, donc moins valorisante - mais ce n'est peut-être pas si mal si l'on prend le temps d'y réfléchir en profondeur.
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